Dans ma peau
-Dans ma peau-
Interview d'un jeune de 25 ans dont le parcours est pognant.
De Rihab FELLAH & Meriem BAHMED
Dans un des hôpitaux d’Alger, un jeune homme âgé de 25 ans,
dont les démons intérieurs rongent le corps, l’esprit et l’âme, se réfugie dans
les catacombes de la drogue. Son but premier : oublier cette douleur, se
détendre, fuir ses problèmes et la réalité qui l’entoure. Ce qu’il a omis est
que tout dans la vie a un prix... ! Au jour d’aujourd’hui, il est admis pour un
second épisode d’endocardite infectieuse sur valve tricuspide native dont le
germe responsable est le Staphylococcus aureus dont la porte d’entrée est
cutanée suite aux injections de drogues. Il présente aussi une végétation de 17
mm de diamètre posant l’indication à la chirurgie cardiaque. Il est de surcroît
atteint d’une infection à l’HCV.
« 5,5 millions d’usagers de drogues vivent avec une hépatite
C dans le monde »1
« En Algérie, une étude nationale en 2010 avait identifié
plus de 300000 cas d’addiction,
à travers le pays. 60% de ces cas étaient âgés entre 20 et
30 ans » 3
Parlez-nous de votre première expérience avec la drogue ?
Vous voulez dire ma première injection d’héroïne ? J’avais
18 ans. Un ami à moi, dont le père était « haut placé »
revenait d’un voyage à l’étranger et avait ramené avec lui
quelques grammes d’héroïne. Nous nous étions retrouvés
chez un autre ami dont les parents étaient absents. Après un
certain temps, ils commencèrent à préparer la substance ;
ils la réchauffaient dans une cuillère et la diluaient dans
de l’eau avant de verser la solution obtenue dans la seringue pour enfin se
l’injecter. A cette époque,
j’étais curieux, je n’étais pas conscient de l’impact que ça
allait avoir sur ma vie. Après les avoir vus, j’ai pris la seringue à mon tour,
et hop... j’ai pressé le piston. Une fois que l’héroïne a
pénétré dans mon sang, j’ai ressenti une bouffée euphorisante me submergeant.
« L’impulsivité et la recherche de nouveauté contribue à
l’initiation de l’usage de drogue,
ainsi qu’à la transition d’un usage initial, intermittent
puis régulier de substances addictives. »1
Comment vous sentiez-vous après cette première injection ?
Je me suis senti renaître, comme si je voyais tout pour la
première fois. J’étais conscient de tout, absolument tout ! Je n’ai pas dormi
pendant deux nuits d’affilée. Je me souviens que quand j’étais sorti dehors, je
voyais de la lumière partout comme s’il faisait jour alors qu’on était en
pleine nuit. Après m’être enfin en- dormi, le manque se faisait déjà sentir.
En dehors de l’héroïne, preniez-vous d’autres drogues ?
Oui, je prenais tous les types de drogues : cocaïne,
Subutex, Kietyl, Lyrica, etc. Il faut savoir que Le Subutex se vend par quarts
de comprimés. J’en prenais 4 à 5 fois par jour. Je le diluais dans l’eau...
n’importe quelle eau ! Eau minérale, eau du robinet,
l’eau venant de la pluie, tout ce que j’avais à porter de
main. Le but premier était de m’injecter la drogue le plus rapide- ment
possible.
Et pour les doses ? Vous vous contentiez toujours de la même
?
Je devais toujours augmenter les doses pour avoir un bon
effet. Par exemple, si je prenais deux comprimés de Lyrica, le lendemain je
devais en prendre 4 puis le surlendemain 5 puis après 6 et ainsi de suite. Tous
les jours j’augmentais les doses, sinon ma dirli walou.
Et combien de types de drogues preniez-vous par jour ?
Je mélangeais. Et puis chaque drogue avait un effet précis.
Par exemple, je prenais du Subutex au réveil pour pouvoir me sentir comme « un
être humain », sinon manich bnadem, et quand j’en prenais narja3 bnadem. Si je
n’en prenais pas, je ne pouvais ni boire ni manger ni fumer ni chiquer ni
dormir ni parler. Regarder simplement quelqu’un dans les yeux n’était pas
possible.
Et puis avant de dormir, je devais préparer la dose du lendemain. Je prenais aussi el hamra. Ah !
Vous ne connaissez pas ? C’est le Rivotril. Il y’a le Kietyl aussi, j’en
prenais le soir, environ 5 comprimés. Et le soir quand je rencontrais wlad
houmti, je prenais de la cocaïne avec eux, ensuite pour me calmer je
m’injectais du Subutex.
Combien dépensiez vous par jour pour ces substances ?
Gue3 wech 3andi ! Si j’avais 30.000 Da alors j’achetais pour
30.000 de cocaïne, si j’en avais 60.000, j’en achetais pour 60.000 et ainsi de
suite.
Et cela dépendait aussi de ce dont j’avais besoin. Par
exemple, le Subutex se vend par quart et chaque quart fait 1500 Da. La cocaïne
coûte environ 18.000 Da, je dis 18.000 Da le gramme pur car vous avez aussi la
cocaïne coupée ou mélangée qui est moins cher,
14.000 Da le gramme, mais beaucoup moins bonne !
Considérant les prix de ces substances, comment les
financiez-vous ? Exerciez-vous un métier qui vous permettait ce train de vie
?
Non, je ne travaillais pas et je n’ai jamais aimé
travailler. De plus, je ne suis pas le genre de personnes qui peut attendre
sagement un salaire mensuel. Ce que les gens gagnent en un mois,
je peux le dépenser en un jour.
Non, pour ramener de l’argent, je préfère les méthodes
simples et faciles : je vole. Certaines sub- stances comme Subutex me
permettent de le faire : biha li ndakhel drahem. Et je cible mes victimes ; les
grossistes par exemple, je surveille leurs cargaisons puis au moment propice,
je prends tout ce qui me tombe sous la main :
des vêtements, des sacs, des téléphones, des ordinateurs, gue3
li nakder n3awedlou lbi3.
Avez-vous volé votre entourage ?
Je leur ai pris pas mal de choses, surtout quand j’étais en
manque et je n’avais plus de quoi acheter. J’ai dépouillé la maison où je
vivais. J’ai même volé ma tante qui était venue nous rendre visite.
Je n’étais pas dans mon état. D’ailleurs une fois que
j’avais repris conscience de mes actes, j’ai failli me tuer. Je lui y ai parlé
de ça et elle m’a pardonné. Elle sait que je n’étais pas moi-même au moment où
j’ai fait ça.
Elle me rend souvent visite à l’hôpital. Elle me prend chez
elle quand je sors. Ses fils sont biens. Ils font des études et tout. Khatihoum
had e’chi.
« Le support et l’intégration sociale ainsi qu’un entourage
sain est l’un des facteurs protecteurs de re- chute dans les troubles d’usage
de drogue. »1
Avez-vous déjà eu affaire à la justice ?
Oui ! À plusieurs reprises même. Pour être exact, je suis
parti 4 fois en prison ces 6 derniers mois. D’ailleurs j’espère ne plus y
remettre les pieds. Parfois,
ils me retiennent alors que je n’ai rien fait de particulier.
On me laisse menotté derrière les barreaux. On me « tasait » souvent avec le
pistolet Taser.
« Les personnes s’injectant de la drogue font toujours face
à un environnement légal punitif, un abus des droits de l’homme et un accès
pauvre aux services de soins. »2 « La majorité des politiques de contrôle de
drogues visent à diminuer l’approvisionnement de ces sub- stances afin de
diminuer la consommation. Ainsi ; les usagers de drogues deviennent des
victimes de ces interventions. »2
Vous avez commencé par simple curiosité, quelles sont les
raisons qui ont fait que vous vous êtes laissé entraîner dans cet engrange ?
Vous savez, on me disait toujours que j’étais quelqu’un de
sage : nta 3akel ! Alors pourquoi tu te fais ça ? Avant cette soirée avec mes
amis, je n’avais jamais fumé, jamais bu d’alcool, jamais chiqué, rien ! J’étais
clean,
je faisais du judo. Même lorsque mes parents ont divorcé,
je l’ai bien toléré.
Mais après cette nuit-là j’en voulais encore. De plus, à
cette époque je vivais mal les violentes disputes entre mes parents, même après
qu’ils aient refait chacun leur vie.
Mes parents ont divorcé lorsque j’avais 6 ans, ils m’avaient
laissé chez mon grand-père. Mais à chaque fois qu’ils se voyaient,
ils se déchiraient entre eux et me faisaient sentir que
j’étais la cause de tout cela.
J’ai mal géré toute cette pression au fil des années.
« Les individus ayant vécu des adversités à leur jeune âge
ont un risque plus élevé de développer un trouble d’usage de drogue en tant
qu’adultes. »1
Avez-vous des frères ou d’autres membres de la fa- mille
dans la même situation que vous ?
Mon père a un fils, mais bien sûr il n’est pas comme MOI !
Parce qu’il est tout le temps sous ses yeux. J’ai aussi un cousin qui est fils
unique, sa famille a de l’argent, pas comme nous
. Il a une voiture. Mais parfois, il vient me voir pour que
je l’aide à trouver ce dont il a besoin. Mais généralement il prend el hamra
rien de plus. Sinon même mes cousins sont clean. Ils n’en prennent pas tout le
temps.
C’est la deuxième fois que vous êtes hospitalisé. Pourquoi
avez-vous succombé une deuxième fois ?
Vous savez, après ma première sortie de l’hôpital, je
m’étais trouvé des petits jobs comme pizzaiolo, chauffeur, j’avais repris un
rythme de vie tranquille, kount intik ; mais malheureusement j’avais toujours
le même entourage, wlad houmti. J’ai rechuté car un voisin m’avait sollicité
pour lui faire une course. Dans ma main, il y avait ce sachet plein de
substances, je n’ai pas pu résister, j’ai craqué et je suis retombé dans ça. Il
y avait également cette faiblesse en moi : je ne pouvais pas dire non quand on
me proposait. A vrai dire j’avais honte, tkol rahetli rajla ! Mais aujourd’hui
j’ai compris que rajla c’est loin d’être ça.
Avez-vous déjà suivi une quelconque thérapie ?
Oui, après ma première hospitalisation, je me suis fait
suivre dans un hôpital psychiatrique. On me donnait des médicaments pour
diminuer le manque
et pour reprendre l’appétit et un cycle de sommeil nor- mal.
J’avais même un psychologue attitré. D’ailleurs je prenais du Tramadol, il
m’aidait beaucoup pour tenir le cap.
« L’adoption d’une approche de réduction de dom- mage
(thérapie de substitution, distribution de seringues neuves et de
préservatives,
l’assistance par des paires et l’accès libre et gratuit au
traitement antirétroviral) montrent des résultats bénéfiques sur la santé des
personnes s’injectant de la drogue,
leurs familles et leurs communautés. Ainsi qu’une réduction
des coûts de prise en charge. »2
Qu’avez-vous ressenti en diminuant les doses ?
Lorsque je diminuais les doses je souffrais beaucoup. Je
n’étais plus moi-même ; j’avais de la fièvre, je ne pouvais plus dormir, ni
manger ni rien boire.
Je ne pensais qu’à m’injecter une dose. D’ailleurs, lors de
mon dernier essai de sevrage, je me souviens que dans un accès de détresse je
m’étais injecté une dose dans mon pied, l’aiguille était vraiment sale.
J’ai essayé de la nettoyer, mais rien à faire. Il y avait
même du sang dessus. Depuis je ne me suis plus injecté.
Etes-vous toujours en contact avec les gens de votre
quartier ?
Je l’étais jusqu’à récemment. Mais là je voudrais couper les
ponts car je sais que c’est à cause de mon entourage que je suis retombé dans
ça. Et puis vous savez, quand vous essayez de vous en sortir,
ils vous excluent du groupe. Ils ne comprennent pas. Comment
osez-vous les lâcher après tant d’années de drogue ? Ils voient ça comme une
trahison.
Avez-vous déjà eu un comportement violent envers quelqu’un ?
Oui ! Je me suis une fois disputé violemment avec un dealer
de mon quartier qui donnait de la drogue aux plus jeunes pour qu’ils deviennent
de futurs clients.
Qu’est-ce que vous voudriez changer dans votre situation
actuelle ?
7abit nahreb, changer mon entourage, je veux m’éloigner des
problèmes familiaux, des disputes avec mon père qui me donnent parfois une
envie de me frapper la tête contre le mur.
Il s’absente pendant un moment puis quand il réapparaît,
il cherche à me rap- peler toutes les souffrances qu’il a
vécues lors de sa séparation avec ma mère comme si j’étais... j’étais la cause.
A vrai dire, en ce moment même je me prive de voir ma mère,
je lui dis de ne pas me rendre visite car j’appréhende qu’ils se retrouvent
dans la même pièce et m’embarrassent avec leurs disputes comme à la maison.
« Parmi les facteurs de risques du trouble d’usage
d’opioïdes : l’absence de soutien parental et social, l’influence négative des
paires. »1 « La mémoire joue un rôle majeur dans l’addiction. Toute stimulation
relative aux drogues, y compris le lieu de la prise, les personnes côtoyées
lors de la prise et l’état mental au moment de l’usage, serait enregistrée dans
la mémoire de l’individu. Toute ré- exposition à ces stimulations réveillerait
le besoin de consommation même après des années d’abstinence de drogue. »3
Si vous deviez donner un conseil aux plus jeunes, que
diriez-vous ?
Je leur dis que c’est une mort lente. Vous al- lez tout
perdre : votre santé, vos parents, votre argent. Personne ne vous fera plus
jamais confiance. Personne ne voudra vous embaucher,
ni vous donner la main de sa fille en mariage. Vous perdrez
tout. Personne ne voudra plus vous regarder droit dans les yeux. Devenir voleur
sera le moindre de vos soucis.
Vous serez tout seul, comme si vous étiez en prison sauf que
vous êtes dehors.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Reprendre le judo et apprendre aux enfants à canaliser leur
énergie, la discipline et l’amour du sport. Car si aujourd’hui j’ai la motivation
de m’en sortir.
Je voudrais offrir cette chance à tous les autres enfants
qui confrontent tout comme moi les mêmes problèmes. Et aussi je souhaiterais me
marier,
fonder un foyer. Avoir une vie normale loin de tout cela.
Il existe aujourd’hui dans le monde une population de 12,7
millions d’usagers de drogues. Nous connaissons maintenant l’histoire d’une de
ces âmes tourmentées.
Le point qui reste commun entre ce trouble addictif et
d’autres maladies, c’est bien la multiplicité des facteurs individuels et
environnementaux qui peuvent en augmenter le risque.
Cependant, une chose est sûre ; stigmatiser ces jeunes
personnes à cause de leurs pathologies n’est point une solution à ce problème.
Le manque de compassion et de tolérance ne fera que les
enfoncer dans ce chemin qui ne mène qu’à la ruine. Nous leur devons notre
soutien lorsqu’ils le sollicitent.
Autrement, nous aurons participé à éteindre les quelques
lueurs d’espoir en eux.
Références : : 1- United Nations Office on Drugs and Crime. World Drug Report 2018. United Nations publication, Sales No. E.18.XI.9
. Available from: https://www.unodc.org/ wdr2018. 2- Joint United Nations Programme on HIV/AIDS. The GAP report.UNAIDS InformationProduction Unit. Sep- tember 2014.
Available from:http://www.unaids.org/ sites/default/files/media_asset/UNAIDS_Gap_report_ en.pdf. 3- Afir Y. Mechanisms of addiction: a short review. ReMed 2018; 6: 13.
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