Frantz Fanon, médecin révolutionnaire

Frantz Fanon, médecin révolutionnaire

Djawad Rostom TOUATI


D'emblée, dans "Peau noire, masques blancs", Frantz Fanon déboulonne un mythe colonial bien pratique aux chantres de la mission civilisatrice : le complexe de dépendance du colonisé. Fanon affirme et démontre que "c'est le blanc qui crée l'infériorisé." Le noir ne fait qu'intérioriser, "épidermiser" une infériorité économique et militaire, en faisant sien le discours du colon, qui a inversé la cause et l'effet : ce n'est pas ma supériorité militaire et économique qui a permis à ma race de coloniser la tienne, mais la supériorité de ma race qui a fait ma supériorité économique et militaire, et m'a permis de coloniser ta race ; pour finalement masquer entièrement la cause matérielle : "Ma race est supérieure à la tienne, point."

Le racisme est né de « l’exploitation éhontée d’un groupe d’hommes par un autre parvenu à un stade de développement technique supérieur. » Le racisme est la tentative de perpétuation de cette supériorité technique - fruit d’un développement historique - en déplaçant cette supériorité matérielle, et donc éphémère et contingente, en une supériorité morale, essentielle, et donc fixe et éternelle. Autrement dit : ce n’est plus le moteur à vapeur qui a permis la supériorité technique occidentale, mais la supériorité raciale du blanc qui a permis le moteur à vapeur ; celui-ci n’est que le fruit de cette supériorité raciale. C’est de sa nature que le blanc tire sa supériorité, la technique n’est que la conséquence de cette supériorité, et non plus la cause. Inversion cause-effet propre à toutes les mystifications.

Fanon ira jusqu'à débusquer le complexe du colonisé dans les oeuvres de contemporains comme Mayotte Capecia et René Maran. Il développera ce concept clé : l'inconscient collectif n'est pas, comme le prétend Jung, organique, mais culturel, acquis. Dans l'inconscient collectif européen, le noir est "chargé" de toutes les mauvaises instances du Moi, il est "le bouc émissaire de la vie morale" du blanc. Or, par "imposition culturelle", due à l'absence de toute expression noire, le nègre a fait siennes les représentations collectives des européens : "un antillais a le même inconscient collectif qu'un niçois ou un dijonnais". Fanon donne un exemple frappant : les bandes dessinées, faites par des blancs à l'usage des blancs, où un explorateur blanc est menacé d'être dévoré par des sauvages (toujours des indiens ou des noirs). Le jeune antillais qui lit ces BD, et qui s'identifie avec le héros (explorateur blanc), intériorise la perception de sa race - c'est à dire de soi-même - comme sauvage, anthropophage, arriérée, sanguinaire, etc.

En 1953, Fanon est psychiatre à Blida. Il y verra de très près les dégâts de la colonisation sur la psyché indigène. D'où la retentissante lettre de démission envoyée à Robert Lacoste, puis son engagement dans les rangs du FLN. Il écrit : "L'An V de la Révolution algérienne", où il décrit les transformations sociales profondes et radicales opérées par le combat de libération nationale, faisant de celui-ci une révolution au sens propre du terme.

Atteint d'une leucémie, il écrit, dans l'urgence, "Les Damnés de la terre", livre testament, livre synthèse, d'une vie de lutte pour l'avènement d'un homme neuf, affranchi du mimétisme aveugle et borné envers un Occident capitaliste qui court à sa perte, et n'arrive à surmonter ses contradictions que par le pillage, direct ou indirect, des pays du tiers-monde. Fanon soulignera dans ce livre, entre autres, le rôle néfaste des bourgeoisies nationales des pays décolonisés, bourgeoisises faibles et enclines à renouer le pacte colonial avec l'ancienne métropole.

Dans ces trois livres majeurs, Fanon pourfendra aussi l'inféodation des médecins colons, censés comprendre "et soulager les souffrances humaines", aux intérêts coloniaux. Il démontrera dans l'An V comment le médecin colonisateur, par ailleurs grand propriétaire terrien, prendra part à la répression. Il révèlera comment des psychiatres collaboreront aux interrogatoires en manipulant les prisonniers pour les amener à avouer (le "good cop bad cop" à la sauce coloniale). Il pourfendra surtout l'école psychiatrique d'Alger, dirigée par le sinistre Porot, en démontant les théories organicistes qui font de l'indigène un être "diencéphalique", dépourvu de cortex, donc d'esprit de synthèse, dépourvu de sur-moi et d'instances morales ; pour Carothers, le noir normal est un blanc lobotomisé : le noir est affligé d'une "paresse des lobes frontaux"; pour Porot, l'indigène adulte a le niveau intellectuel d'un enfant, moins la curiosité de l'enfant européen, etc. A rapprocher des antiennes d'aujourd'hui, que rabâchent les aliénés : "peuple congénitalement incapable, inculte", etc.

Homme de la praxis, intellectuel révolutionnaire, Fanon n'aura eu de cesse d'oeuvrer à la construction d'un monde nouveau, débarrassé des anciens rapports de domination de l'homme par l'homme. Il décèdera le 06 décembre 1961 des suites de sa leucémie, en nous laissant une oeuvre d'une richesse et d'une densité conceptuelle qui la rend, aujourd'hui plus que jamais, d'une brûlante actualité. Jugez par cet extrait des "damnés de la terre", avec lequel nous concluerons cette brève rétrospective :

Dans le dernier chapitre intitulé "Guerre coloniale et troubles mentaux", on peut lire, sur le "lavage de cerveau" opéré par les services psychologiques sur les intellectuels algériens détenus par ces services, que ces intellectuels sont invités à :

"b) Faire des exposés sur la valeur de l'oeuvre française et sur le bien-fondé de la colonisation : Pour mener à bien cette tâche, on est largement entouré de "conseillers politiques": officers des Affaires indigènes, ou mieux encore : psychologues, psychologues de la vie sociale, sociologues, etc.

c) Prendre les arguments de la Révolution algérienne et les combattre un à un :
L'Algérie n'est pas une nation, n'a jamais été une nation, ne sera jamais une nation.
Il n'y a pas de "peuple algérien".
Le patriotisme algérien est un non-sens.
Les "fellagas" sont des ambitieux, des criminels, de pauvres types trompés. 


Tour à tour, chaque intellectuel doit faire un exposé sur ces thèmes, et l'exposé doit être convaincant. Des notes (les fameuses "récompenses") sont attribuées et totalisées à la fin de chaque mois. Elle serviront d'éléments d'appréciation pour décider ou non de la sortie de l'intellectuel."
Quand on songe qu'il y a des succès "littéraires" qui se pêchent aujourd'hui dans cette fange, quand on entend systématiquement nos compatriotes "algérianiser", c'est-à-dire essentialiser, la moindre de nos turpitudes contingentes, on comprend l'urgence de (re)découvrir l'oeuvre qui aura, avec brio, acculé ces lieux communs éculés au ridicule et à la poubelle de l'histoire.

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