Conditions de la Renaissance

Chronique : Espace Méditatoire pour Névrosés -
Conditions de la Renaissance 


Nazih Mohamed Zakari KOUIDRAT

             © Nadjib BOUZNAD
Tout d'abord, il m'a semblé qu'il serait judicieux et utile d'entamer le sujet par la présentation d'une description succincte de cette chronique. Ainsi, dans « l'espace méditatoire pour névrosés », je tenterai d’exposer une synthèse de mes lectures, dans l’intention de provoquer et d’attiser la curiosité des étudiants sur le domaine des sciences sociales, d’une part, et d’autre part les soustraire quelque peu de leur carcan quotidien en l'occurrence le domaine médical. En effet, il est souvent dit et accepté qu'en Médecine, les explications et les excuses pour ne pas lire sont monnaie courante. C’est pourquoi la présente contribution se veut un moyen de « ramener la lecture vers les étudiants » et un fort message en direction des lecteurs à plonger dans une variété de sujets, susceptibles d’apporter des éléments de réflexion sur des phénomènes sociétaux immanents de la réalité de notre société.
Par ailleurs, dans ce numéro, j’aurai le plaisir de vous soumettre un résumé de ma dernière lecture « Les conditions de renaissance » de Malek BENNABI. J’ai essayé de saisir sa conception de la civilisation et de vous la transmettre fidèlement, et en voici en substance le fruit.


Prologue 

L’Islam appelle tout à la fois à la vertu, l’intelligence, la justice, la tolérance, l’amour, la beauté et l’harmonie avec soi-même et avec les autres. En embrassant l’Islam, on acquiert le titre de musulman, cela va de soi. Mais aujourd'hui, la question qui mérite d'être posée, est de savoir où sont les musulmans par rapport à la quintessence et aux valeurs morales et spirituelles, de la religion à laquelle ils se targuent d’adhérer et d’appartenir ?

Dans cette optique de vision rigoriste et au-delà des connotations religieuses intrinsèques, force est de croire que si une personne ou une société, quelle qu’elle soit, s’imprègne des qualités et des vertus citées plus haut, elle empruntera naturellement la route de l’émergence.

Au demeurant, force est de constater que le monde musulman est bien loin de cette voie et ces valeurs.

Face à cette situation, Malek BENNABI, dans son ouvrage « Les conditions de renaissance », estime que le salut des musulmans est encore possible et que celui-ci ne viendra que par la promotion et la mise en œuvre des hautes valeurs et préceptes de l’Islam et c’est pourquoi, il voulait « laisser à ses frères musulmans une technique de renaissance », à travers ce livre.

Avec l’éloquence qu’il personnifie, il a abordé d'importantes thématiques aussi riches que variées telles que la colonisabilité, la culture, la femme, le temps et autres, afin d’éveiller les consciences musulmanes souvent en léthargie, en les incitant à méditer sur ces thèmes, pour passer d’une prise de conscience, à une réelle volonté de changement.


Diagnostic

Aujourd’hui, la religion doit être le moteur alimentant la pensée mondiale, car la foi résiste à toutes les décadences, elle est le lieu où se réfugie l'âme décadente ; c’est l'origine de toute civilisation. La raison ne détient pas la maîtrise de l'âme sur les instincts. Ces instincts commencent à se libérer de leurs chaînes quand l'âme perd son emprise et que la société cesse d'exercer sa pression sur l'individu, et c’est tout l’objet des maux qui minent les sociétés musulmanes contemporaines.

Il faudrait noter avec force, qu'au fond de la conscience populaire façonnée par des siècles d'obscurantisme, d'illettrisme et de maraboutisme, demeure un atavisme idolâtrique. C’est une vraie inclinaison à la magie des mots, au miracle des droits dans la misère et l'ignorance, et dans l'anarchie morale et la perversion des mœurs, avec des individus à l’avenir incertain, sans voie ni horizon pour les générations présentes et futures, à la recherche de repères, de refuges ou de vocation pour retrouver la paix et la sérénité dans le village mondial. C’est la mentalité ambiante qui constitue, en fait, le fond de la question ou de la problématique qui se pose avec acuité.

A relever que de nos jours, les grandes puissances diagnostiquent les maladies et définissent les besoins des pays « en voie de développement » et leur imposent la politique à suivre, pour les confiner dans un rôle de strapontins, dans le phénomène de la mondialisation.

Ses pays se résolvent alors à atteler leurs piteux wagons à la locomotive de l'Occident, pour se laisser trainer sur des rails qu’on a posés préalablement pour eux.

Fort heureusement, l’histoire a une sainte horreur de la stagnation, elle a toujours été vecteur et témoin du changement et de l'alternance des civilisations.

En guise d'exemple, les Trucs, bien que puissants, ont perdu à Vienne en 1529, car ils n’avaient pas grand-chose à apporter sinon la destruction d'une grande potentialité. Dieu avait soutenu les Occidentaux pour qu’ils participent au façonnage du destin de l'homme, en les protégeant des musulmans décadents, épuisés et stériles, car après 6 ans d'efforts, les musulmans ne pouvaient pas faire la révolution industrielle.

A relever tout de même que la civilisation musulmane sous l'étendard de l'Islam, avant son affaissement, a contribué à la fécondation et la promotion de l'Occident Chrétien. Cette affirmation est étayée par le cas du moine GERBERT qui s'est formé à la science musulmane, mais cela ne l’a pas empêché de devenir le pape SYLVESTRE II et le promoteur de la première croisade.

Le bouleversement des faits historiques a également protégé les musulmans éreintés des Occidentaux à travers l’expédition de ces derniers en Amérique.

En conséquence, pour renverser la tendance, le musulman armé de sa foi, doit se préparer à relever le défi de la renaissance civilisationnelle, pour rependre ainsi, TOYNBEE : « les civilisations naissent suite à un défi, la riposte à un défi marque la naissance d'une civilisation même si cette riposte tarde à se faire tangible ».

Ou encore KANT pour qui : « Les mouvements des lumières sont la sortie de l'homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, puisque la cause en réside non pas dans un défaut dans l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières ».

Les musulmans n'ont pas besoin d'un état nation pour retrouver la place qui leur échoit dans le concert des grandes nations, mais d'une conscience pour un objectif et un idéal éthique communs et, ce faisant, ils pourront participer à l’allègement du drame qui sévit dans ce monde, d'autant plus que des appels à l'Islam retentissent un peu partout à travers le monde.

Ainsi, à titre illustratif, les puissances Occidentales n'auront plus rien d’autre à proposer et à apporter au monde que leur puissance militaire dans une société de mondialisation, d'où la nécessite d'un engagement moral à grande échelle, pour promouvoir une culture humaine prenant en compte les intérêts de tous les peuples et de tous les hommes, et de cette manière, contribuer au salut de l'humanité.

Il ne s'agit pas ici, par ailleurs de viser la conquête de nouvelles des terres ou de soumettre des hommes à une nouvelle forme de domination coloniale. Il ne s'agit pas également de venir au monde l'arme dégainée, avec force et fracas, mais de chercher modestement à se rendre utile pour soulager l'humanité des maux qui la rongent, en élevant les valeurs énoncées plus haut, par les actes rien de plus.


Le Temps

Que fait l’Algérien de ses 24h ? Question dramatique n’est-ce-pas ! Il peut posséder de l’argent ou le savoir, qu’en fait-il cependant ? On observe une foule d’inconséquences, de velléités et de vanités dont l'origine est l'absence de lien logique entre la pensée et l'action, l'action et son but. L’Algérien ne pense pas pour agir, mais pour dire des mots qui ne sont que des mots. La silhouette du chômeur qui passe sa journée à suivre inconsciemment la fuite inutile du temps, devient un inquiétant point d'interrogation. Faute de perceptive d’avenir, il préfère subir les vicissitudes du temps et le perdre à travers des banalités affligeantes, au lieu de le gagner pour servir sa société et a fortiori son pays. A ce titre, il lui est proposé le concept de « la demi-heure du devoir », selon lequel, si tout Algérien consentait à fournir 30 minutes par jour, de travail efficace pour son pays, on verrait un bilan impressionnant de travail efficace chaque année et l’on assisterait aux moissons des esprits.


Coefficient autoréducteur et concept de colonisabilité 

L’an 1269 est le tournant décisif de la civilisation musulmane, la chute de la dynastie almohade désigne le déclin de la civilisation musulmane, et l’homme post-almohade, est celui qui a succédé à l’homme issu de la civilisation musulmane et qui a réuni tous les facteurs de colonisabilité. Celle-ci agit comme un appel à la colonisation dans les nations décadentes.

Les problèmes de la culture, la lutte idéologique, la fermeture des portes du Ijtihad après la destruction au 13e siècle de Baghdâd, la négligence de la science et de la technique, l’enseignement figé, le divorce avec la pensée et l’absence de vision sur l'avenir, définissent les facteurs de colonisabilité. Les pays musulmans sont devenus des terres d’invasion. En Algérie, la France a exploité cette colonisabilité en créant le prototype de l'être colonisé : l'indigène, et l’Algérien l'a d'emblée accepté et continue de le faire. L’administration coloniale a façonné des individus, sans identité, sans histoire, sans présent, sans avenir, l’âme meurtrie et le cerveau anéanti, incapables d’agir sans l’aval de leurs supérieurs.


Logique pragmatique 

Il ne s'agit pas d'entendre la chose sous son angle philosophique, mais sous son angle pratique. Très peu de gens ont la logique de l'action, c'est cette logique qui est déficiente dans la société et non pas la pensée. L’Algérien critique l’ordre actuel des choses, émet des analyses pertinentes, mais quand il s’agit d’appliquer les théoriques émises, il plonge dans l’inaction et l’immobilisme. Les tâches sont immenses en ce pays où l'œuvre sociale n'a pas encore commencé. A chaque fois qu’il y a un chantier de travail autour duquel on palabre, on gesticule, on fait des élections mais où l'on ne voit personne au travail.


La Femme 

La femme n'est ni supérieure, ni inférieure, ni égale à l'homme, c’est l'autre aspect de l'homme. La femme est un pôle de l'humanité dont l'autre est représenté par l'homme. Ce langage semble établir une certaine égalité mais c'est impossible entre deux éléments qui ne sont pas interchangeables en biologie et en sociologie. Parmi les incidences du coefficient autoréducteur sur la femme Algérienne, il y a lieu de relever son aspiration aveugle à devenir une copie de sa sœur européenne. Ceci reflète la « faillite démographique », dans sa manière de se penser et de se réaliser dans l'idéal éthique et esthétique. De même que pour la mode, en Europe, la toilette était le voile de dentelle et de ruban qui enveloppait jusqu'à la cheville la pudeur de la femme et son mystère quand elle était la dame, l'inspiratrice et la campagne à la fois. Cette toilette est devenue une gaine étriquée et serrée qui dessine ses formes suggestives, elle ne révèle plus le sens de la femme mais le sexe de la femme. Ceci peut altérer considérablement les idéaux de l’homme également. En effet, les inscriptions poétique, esthétique et jusqu’à un certain point éthique, sont dans l’inconscient de l’Algérien représentés par l'européenne, car la musulmane ne joue plus son rôle. Elle est absente de la vie Algérienne et par surcroît, au lieu de choisir une copie qui ne s’assume plus, l’homme préfère convoiter la version originale européenne qui alimente à la fois les fantasmes masculins et féminins.


Le problème de la Culture 

Il se pose de bas en haut, si toutefois on peut parler de haut dans un pays où nous n'avons pas encore acquis le sens de l'élévation, où ce sens même est horizontal, rampant et couché.


Remèdes 

La Triade 

« L’homme, le temps et le sol » constituent le bloc inaliénable de la civilisation. On peut modéliser l’alternance des civilisations par trois phases ; la foi, la raison et la décadence. La foi stimule l’ascension des peuples vers un renouveau et la raison la maintient. Mais dès que ces deux dernières sont altérées, vient aussitôt la phase de la décadence. Nous pouvons considérer que nous sommes dans le début de la phase une, où notre ascension n’attend qu’à être déclenchée par l’éveil de l’homme.

L'Efficacité

Une fois que « la demi-heure du devoir » est offerte à la nation, le travail doit être rigoureux et efficace. L’efficacité de l’homme est régie par deux facteurs ; le facteur génétique et le facteur social. Le premier est intrinsèquement lié à la nature humaine, aucun programme politique ne peut le détruire, car c’est le génie propre à tout un chacun, et il peut également influencer le second facteur quand ce dernier n’est pas optimal. Le drame c’est qu’il est imperceptible, comme l’espace et le temps et requiert une catalyse pour le mettre en exergue.

L'Esthétisme

Une civilisation est une synthèse, les efforts du boucher, du forgeron, du médecin, de l’avocat et de l’ingénieur doivent converger vers le même but. Le travail méticuleux demeure insipide, s’il n’est pas suivi d’une inspiration esthétique. L’esthétique est la face d'un pays, il faut sauver sa face pour sauver sa dignité.

L'Art 

Quand l'éthique fixe son idéal et l'esthétique son inspiration, il lui reste à définir ses moyens et ses formules et c’est précisément cela qui détermine s’il est éducateur ou corrupteur.

Epilogue 

Au terme de cet exposé liminaire, il convient de rappeler, si tant est que cela soit nécessaire, que Malek Bennabi fut le premier intellectuel algérien à avoir pu disséquer les mœurs de sa société avec de si grandes rigueur et minutie. A travers une vision à la fois avant-gardiste et pénétrante, il tenait des analyses de visionnaire qui n’ont pas pris une ride, même après un demi de siècle, elles demeurent toujours d’actualité.

En effet, un travail de déblaiement est absolument nécessaire dans un terrain encombré par les ruines de la décadence et la fange de plusieurs années de démagogie. Il serait également expédient de chercher à colmater et éventuellement remplacer, partout où elle est défaillante la pensée Occidentale, c’est-à-dire la culture d’empire et de colonialisme.

Pour ce faire, le musulman doit se garder de vouloir créer une grandeur historique au lieu d’une grandeur d'âme, un empire au lieu d'une culture universelle. Qu'il soit le prisonnier du travail, s'écarte des palabres électorales, retrousse ses manches et entre en silence et avec courage dans le chantier où il faut poser les bases d'une civilisation en partant de rien : de l'homme qu'il faut régénérer, du sol qu'il faut revaloriser pour un bout de pain et du temps qu'il faut utiliser gratuitement. Il chôme alors qu'il y a tant à faire gratuitement ! Il doit devenir l'instigateur d'un peuple qui a tout désappris qui doit tout réapprendre, même comment rire et comment marcher dans la rue, il doit être le semeur, le promoteur de l'idée de la connaissance, faire le tour du pays pour porter partout la bonne semence.

Aussi, Il faut lier la notion de don avec le travail, les oisifs n'ont pas le droit de déshonorer la société. Il en va de même pour l’intellectomane qui ne recueille pas la science pour en faire une conscience, mais pour en faire un gagne pain, de la fausse monnaie, un tremplin électoral et de la déliquescence.

Il est alors impératif de préparer ce peuple à porter une civilisation dans ses entrailles et à savoir l'enfanter, que chacun dans son domaine, soit capable de cet accouchement qui doit se faire, comme tous les autres, dans la douleur.



Qui est Malek BENNABI ? 
 
Malek Bennabi (en arabe نبي بن مالك) est un penseur humaniste Algérien né à Constantine, dans une Algérie encore sous le joug colonial. C’est ce contexte de domination qui constituera le point de départ de sa réflexion sur la société Algérienne en particulier et sur la civilisation musulmane en général. Il poursuit une scolarité à Constantine au moment où commence l'activité du mouvement des Oulémas avec le cheikh Abdelhamid Ben Badis. Il arrive à Paris en 1930 pour ses études. Il refuse les offres d'emploi de l'autorité coloniale, et préfère animer à Marseille un centre de formation et d'éducation pour les travailleurs immigrés. Il se consacre, dans le même temps, à la réflexion sur la société musulmane. Le Phénomène Coranique est son premier grand livre publié en 1946.

En 1948, il publie Les Conditions de la Renaissance et, en 1954, Vocation de L'Islam. En 1956, il rejoint le FLN au Caire, publie l'Afro-asiatisme en 1959 et de nombreux ouvrages entre 1958 et 1962. Il rentre en Algérie après l'indépendance et occupe le poste de directeur de l'enseignement supérieur. Il tient des conférences, publiées ensuite sous le titre de Perspectives Algériennes 1964 et édite le premier tome des ses Mémoires d'un témoin du siècle à Alger en 1965. Il prononce des conférences et voyage à l'étranger : Libye, Egypte, Syrie, Europe, Etats-Unis, Chine...




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