Psychologie de l'ablution




Psychologie de l'ablution 


Abderrahmane BEDRANE


Dans de multiples religions et cultures, l’eau constitue un symbole de purification. Des études récentes démontrent que la propreté corporelle influe sur nos normes morales et nous aide à nous sentir libérés d’expériences négatives précédemment vécues.


"Avant de manger, il faut se laver les mains"

Nous connaissons tous cette phrase, qui nous rappelle l’importance de soigner quotidiennement notre hygiène corporelle. Pendre une douche ou encore se faire couler un bain sont des gestes qu’on associe depuis notre plus jeune âge à la nécessité de préserver la propreté de notre corps, une propreté qui nous permet de lutter contre les germes et les bactéries, gage de bonne santé.
Mais est-ce là la seule raison pour laquelle nous nous savonnons puis rinçons à l’eau plusieurs fois par jour ? Pensez-y un instant : Pourquoi vous lavez-vous les mains ? Qu’attendez-vous de ce rituel ? La majorité d’entre nous répondraient probablement : « Pour éviter que mes doigts, sales, ne transmettent une quelconque impureté à ma nourriture ».
Il y a quelques années de cela, les psychologues commencèrent à investiguer un autre aspect des rituels de lavage. Ils observèrent que les personnes associaient, à l’habitude de se laver et de se baigner, divers effets positifs, qui pouvaient aller jusqu’à influencer leur pensée.
Dans de nombreuses religions, l’ablution, acte de purification par l’eau, est un rite bien établi. Par cette pratique, les croyants « lavent » leurs péchés : Les hindous purifient leur âme par un bain dans le Gange, pendant que les chrétiens se font baptiser. D’ailleurs, selon la croyance, Ponce Pilate se lava les mains devant la foule pour rejeter toute responsabilité dans la crucifixion de Jésus (anecdote à l’origine de l’expression « Se laver les mains de quelque chose »). Dans l’œuvre Macbeth, de William Shakespeare, Lady Macbeth se lava les mains à deux reprises, tourmentée par la culpabilité après avoir incité son mari à assassiner Duncan, le roi écossais.
Quelle relation existe-t-il entre la propreté corporelle et une conscience tranquille ? L’équipe de Chen Bo Zhong, de l’Université de Toronto, a apporté des éléments relatifs à ce sujet. Ils demandèrent à un groupe d’individus de se laver les mains dès leur arrivée au laboratoire. Un second groupe de sujets ne reçut aucune consigne. Tous les participants étaient ensuite invités à apprécier une série de comportements qui sont communément controversés d’un point de vue moral : Consommation de drogue, prostitution, entre autres. En moyenne, les sujets avec les mains récemment lavées avaient tendance à considérer ces comportements comme « sales » et moralement répréhensibles. Dans une autre étude, les participants devaient se remémorer un acte peu éthique qu’ils avaient commis par le passé. Le souvenir de cette faute morale a fait que ces sujets avaient plus tendance à choisir du savon qu’un crayon, comme remerciement pour leur participation à l’étude. S’inspirant de Shakespeare, les chercheurs baptisèrent donc ce phénomène du nom « d’effet Macbeth ».
Différents travaux ont, ensuite, confirmé cette découverte, apportant même un nouvel éclairage sur le sujet. Spike Lee et Norbert Schwartz, de l’Université du Michigan, ont découvert que le désir de purification pouvait être focalisé sur une partie spécifique du corps. Dans une expérience, les sujets devaient mentir à un compagnon fictif, par l’intermédiaire d’un courrier électronique ou d’un message vocal laissé sur son répondeur. On leur demanda, ensuite, de participer à une étude de marché qui n’avait, apparemment, aucun rapport avec ce qu’ils venaient de faire : Ils devaient indiquer combien ils dépenseraient pour obtenir différents produits de consommation courante, parmi lesquels se trouvaient un bain de bouche et une solution désinfectante pour les mains. Les sujets qui avaient menti par téléphone étaient enclins à dépenser plus pour le bain de bouche en comparaison avec ceux qui avaient écrit un mail mensonger ; Ces derniers avaient une tendance à dépenser plus pour la solution désinfectante pour mains.
Ainsi, l’interaction entre la pureté corporelle et la morale semble fonctionner dans les deux sens : D’un côté, le rituel de lavage influence notre façon d’apprécier les actions immorales ; De l’autre, perpétrer une conduite, moralement incorrecte, augmente notre nécessité de nous laver.


Au-delà des croyances


Il ne faut pas forcément avoir recours à l’eau et au savon pour avoir les résultats précédemment décrits. Le simple fait de penser à la propreté peut suffire. Dans le cadre d’un test de mémoire, on demanda à des sujets de retenir des phrases qui les décrivaient comme étant des personnes propres : « J’ai l’haleine fraiche » ; « Mes chaussures sont propres » ; « Je me sens si propre ». Un second groupe devait mémoriser des énoncés qui, par opposition aux premiers, les présentaient comme des personnes sales. Résultat, les sujets qui avaient en tête le concept de « propreté » ont été plus stricts, au moment de juger des thèmes moralement controversés.
Ainsi, en définitive, les différentes études menées à ce jour suggèrent que des expressions, aussi courantes que « avoir les mains propres » ou « se laver les mains de quelque chose », possèdent une origine psychologique qui dépasse la superstition ou même la croyance. Comment expliquer cela ?
Certains chercheurs pensent que ces expressions métaphoriques révèlent le fonctionnement de notre pensée. Ainsi, de nombreuses idées prennent leur origine à partir d’expériences corporelles réelles. De fait, les processus cognitifs ne se développent pas séparément du corps, mais surgissent parce que nous explorons notre environnement et évoluons dans ce dernier. Cette approche est connue comme la « corporisation », ou « corporisation de la pensée ».
L’idée n’est pas nouvelle. Les philosophes et les psychologues tentent depuis longtemps de comprendre la relation entre le corps et la pensée. La recherche autour de la corporisation apporte une explication nouvelle et facile pour certains phénomènes : Au cours des premières années de vie, nous connaissons des expériences concrètes ; Par exemple, nous apprenons ce que signifie la propreté corporelle. Plus tard, et sur cette base, nous acquérons des concepts similaires mais plus abstraits, comme l’idée de la pureté morale et la vertu. Toutefois, ces concepts abstraits demeureront toujours associés à des caractéristiques corporelles.
Ce phénomène pourrait également être démontré à l’échelle neuronale. En effet, nous utilisons (partiellement) un même réseau de cellules nerveuses pour collecter d’une part les aspects corporels et de l’autre les aspects cognitifs de la « pureté ». Ceci expliquerait pourquoi l’activation d’une partie de ce réseau lorsque nous nous lavons les mains entrainerait l’activation de l’autre partie. Ainsi, il suffirait de penser ou de lire des phrases en rapport avec l’« hygiène » pour modifier nos appréciations morales.
Néanmoins, les chercheurs sont toujours fascinés par le fait qu’un rituel quotidien, aussi enraciné que celui du lavage des mains, puisse influencer notre pensée de façon plus intense que ce qui était longtemps admis. Des travaux plus récents démontrent que l’effet pourrait même dépasser le cadre des jugements moraux.
Dans une autre expérience, Lee et Schwartz offrirent à des volontaires le choix entre deux pots de confiture de même aspect, mais de saveurs différentes. Sous prétexte d’une supposée étude de marché, ces mêmes sujets devaient ensuite évaluer des lingettes désinfectantes en se basant sur l’une des deux méthodes suivantes : Soit en inspectant leur emballage, ou bien en les utilisant pour se nettoyer les mains. Enfin, ils demandèrent à chacun des participants d’indiquer laquelle des deux confitures ils pensaient qu’ils allaient préférer.
En général, après une décision complexe, nous avons tendance à déprécier l’option que nous avons écartée. Cela nous permet de nous autoaffirmer dans notre décision et de ne laisser lieu à aucun sentiment négatif. Lee et Schwartz ont eux aussi observé ce phénomène : À la fin de l’expérience, les participants pensaient qu’ils allaient préférer la confiture qu’ils avaient choisie à celle qu’ils avaient rejetée. Mais en réalité, cela ne se produisait que chez les sujets qui s’étaient contentés d’examiner l’emballage du produit hygiénique. Ceux qui s’étaient désinfectés les mains en utilisant les lingettes ont, quant à eux, estimé qu’ils n’auraient aucune préférence entre les deux confitures, sans pour autant ressentir le besoin d’expliquer leur choix.


Se laver pour être optimiste

Dans une autre étude, les sujets devaient se remémorer une expérience au cours de laquelle ils auraient eu ou non de la chance en rapport avec l’argent (à la loterie, par exemple). Dans un second temps, on leur a demandé de choisir, en tant que chefs d’une entreprise fictive, entre une stratégie commerciale conservatrice (peu risquée) ou investir dans le perfectionnement d’un produit à succès, sans garantie d’obtenir à nouveau les mêmes bénéfices que précédemment.
Le souvenir influença les sujets : Ceux qui s’étaient remémorés un échec économique ont préféré la solution sûre ; à l’inverse, ceux qui s’étaient remémorés une bonne expérience ont choisi l’option la plus risquée. De plus, si les sujets se lavaient les mains, l’effet était inverse. Dans ce cas, les chanceux avaient tendance à prendre moins de risques, alors que les moins chanceux misaient cette fois pour la variante la moins sûre.
Les études affirment donc qu’en se lavant, on supprime de la conscience le sentiment de culpabilité pour d’anciens « péchés » ; Mais aussi que l’hygiène corporelle peut exercer un effet de « table rase », Effaçant ou dissipant, ainsi, les traces des expériences passées.
Cependant, plusieurs questions restent en suspens : Quels autres sentiments et pensées influencent les rituels de purification ? Est-ce que les personnes qui ont des habitudes d’hygiène corporelle différentes pour cause de maladie dermatologique vivent les mêmes expériences ? Qu’en est-il des habitants des régions arides ? Par ailleurs, les avancées actuelles pourraient contribuer à l’analyse des comportements obsessivo-compulsifs en rapport avec l’hygiène. Ce trouble exprime-t-il une tentative du malade de se justifier au sujet d’expériences ou de souvenirs concrets ? Peut-on utiliser les rituels de purification comme méthode psychothérapeutique ?
Il faut, enfin, considérer l’existence d’études dont les conclusions s’opposent à celles que nous avons citées. Ainsi, il semble que la relation entre le lavage corporel et les processus abstraits et mentaux dépende de la situation concrète. Aussi, est à souligner que la majorité des études évalue les différences de groupes et non les différences individuelles ; Les rares travaux qui vont dans ce sens montrent des variations interindividuelles : Le fait de se laver les mains peut influencer de manière subtile la pensée de certains individus, tandis que chez d’autres, elle contribue à rendre le repas plus apetissant, par le simple fait de manger avec des doigts propres.


Pour en savoir plus


Washing away your sins: Threatened morality and physical cleansing. C. B. Zhong et K. Liljenquist dans Science, vol. 313, pages 1451-1452, 2006.
Washing away post-decisional dissonance. S. W. Lee et N. Schwarz dans Science, vol. 328, pages 709-709, 2010.
Washing one’s hands after failure enhances optimism but hampers future performance. K. Kaspar dans Social Psychological and Personality Science, vol. 4, pages 69-73, 2013.




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