L'occidentalisation du monde

Chronique : Espace Méditatoire pour Névrosés
L'Occidentalisation du Monde 


Nazih Mohamed Zakari KOUIDRAT

© Nadjib BOUZNAD

D’un côté, mondialisation, globalisation, citoyen du monde sont des termes devenus à la mode, usités sans modération et souvent non soumis à un réel travail de réflexion critique. D’un autre côté, il est notoire que les Etats-Unis dominent le monde, mais cette assertion repose souvent sur un discours haineux et creux. C’est pourquoi l’œuvre de Monsieur Serge Latouche "L'occidentalisation du monde" vient apporter un discours savant pour contrecarrer le flux unidirectionnel de discours élaborés. 


Un rêve 

Aujourd’hui, l’Occident représente beaucoup plus une notion idéologique que géographique, qui synthétise des dimensions religieuse, éthique et économique en un phénomène de civilisation. Son message éthique dans la tradition des Lumières serait les valeurs de modernité : Droits de l'homme et Démocratie. Sa mission n'est pas d'exploiter le tiers monde, elle est de libérer les hommes (et plus encore les femmes...) de l'oppression et de la misère. En conséquence, la mondialisation serait une grande source de diversité. Et, en effet, dans les grandes métropoles, le citoyen a le choix entre des restaurants « ethniques », les musiques les plus diverses et les cérémonies religieuses de cultes variés.

Une réalité 

Afin de mieux cerner les efforts consentis à la réalisation de ce rêve, nous citons en exemple un ancien responsable de l'administration CLINTON, D. ROTHKOPF, qui déclarait froidement en 1997 : « Il y va de l'intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l'anglais ; que, s'il s'oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualités, ces normes soient américaines ; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s'élaborent des valeurs communes, ce soit des valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent. »
Ceci vient appuyer la formule de H. KISSINGER : « La mondialisation n'est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine. » Quel était alors l'ancien nom ?

Evolution historique

Le plus vieux nom de l'occidentalisation du monde était la colonisation et le vieil impérialisme. Plus sûr que jamais de la supériorité de sa civilisation grâce au développement industriel, l'homme blanc se croit investi d'une mission sacrée, celle d’apporter la civilisation des lumières aux races inférieures. Il se croit le législateur de l'univers, les « Romains modernes » selon T. ROOSEVELT. Les peuples forts doivent donner des lois aux peuples faibles.
En 1914, l'homme blanc contrôle toute la planète sous une administration coloniale, à travers une division binaire, prétendument « naturelle » : une Europe manufacture de l'univers, et le reste du monde source de matières premières. Mais comment peut-on parler de naturel face un ordre colonial et impérial violent (ouverture des marchés à coups de canon et cultures obligatoires) ?

La crise de l'ordre colonial

L'Occident a été victime de son succès même et de ses contradictions : « Le droit des pays les plus forts à dominer politiquement le monde entre en conflit avec le droit égal des peuples, base de la souveraineté nationale, et sans lequel il n'y a pas d'ordre international. »
La première manifestation du déclin n'est autre que la crise de l'idéologie et des valeurs occidentales. La Première Guerre Mondiale illustre avec une clarté diaphane les limites de la mission civilisatrice de l'Occident. L'échec même du modèle économique libéral en Occident constitue le deuxième phénomène de la crise. De plus, l’Occident avait perdu tout son éclat ; le mythe des Lumière, est traîné dans la boue par les fascismes triomphants. C’est ainsi que l'occidentalisation impériale a perdu toute justification.
Comme l'ordre colonial n'était plus maintenu que par la force, la décolonisation est devenue inévitable. De là, émergera la nouvelle puissance hégémonique, les États-Unis, « où va désormais s'incarner un nouvel Occident rajeuni par ce bain de sang et répudiant l'héritage colonial. »

Le triomphe d'un modèle universel

« Si on fait l'histoire des batailles, écrit C. Maurel, le colonialisme a échoué. Il suffit de faire l'histoire des mentalités pour s'apercevoir qu'il est la plus grande réussite de tous les temps. Le plus beau fleuron du colonialisme, c'est la farce de la décolonisation... Les Blancs sont passés en coulisses, mais ils restent les producteurs du spectacle. » Sans commentaire.

L'apothéose de la science et de la technique 

Comme le dit René BUREAU : « Quand on est capable de construire des engins de cent tonnes qui montent en dix minutes à dix kilomètres de hauteur, on a des droits sur ceux qui n'ont pas inventé la roue voilà ce que nous croyons, avouez-le. » La technique est devenue un moyen de colonisation des corps et des esprits à travers une nouvelle divinité : la science.

Le marché unique et le mythe du développement

L'Europe a créé un seul marché mondial, intégrant les communautés mondiales et scellant leur destin pour plusieurs siècles. Nous citons les Antilles qui sont condamnées par la providence occidentale à produire du sucre et le Kenya à fournir du café pour les multinationales.

La standardisation de l'imaginaire

© Nadjib BOUZNAD
« L'acceptation de fait de la technique dans son utilisation quotidienne, la croyance partagée dans la science comme source des merveilles de la technique, la sujétion forcée à l'économique, le tout réactivé, renforcé par l'invasion culturelle, constituent des facteurs irrésistibles de standardisation de l'imaginaire. »
Il s'agit de la conception du temps et de l'espace, du rapport à la nature, du rapport à l'homme lui-même. Toute la planète vit dans l'ère chrétienne et sur la base de l'heure GMT. Les autres ères notamment l'hégire pour l'Islam, les ères bouddhiques ainsi que l'Année du dragon ne réalisent que quelques survivances folkloriques et ont peu de prise sur les horaires des avions.
La plupart des signes de citoyenneté sont Made in USA « Le monde est une vaste manufacture, mais le logiciel reste américain.... Société jeune, artificielle et sans racines, elle s'est construite en fusionnant les apports les plus divers. »
Il est désormais possible d’entendre sortir d'un transistor au fin fond de la savane africaine les derniers tubes populaires à New York, d’un coin perdu de la jungle du Sud-Est asiatique voir un paysan boire un Coca-Cola... Les peuples du monde ont dû s'identifier à l'adversaire et désirer sa puissance. Copier les maîtres est devenu une nécessité pour survivre, leur ressembler c’est être accepté par eux pour espérer devenir, un jour, l’un d’eux. Ainsi, suivre l'American way of life aboutit à une indifférenciation des êtres humains au niveau planétaire. Il ne s'agit pas d'un triomphe de l'humanité, mais d'un triomphe sur l'humanité, et comme les colonisés de naguère, les frères sont aussi et d'abord des sujets. Cerné par les batteries de critères de l’ONU, le peuple du tiers monde est vaincu. Il s'avoue vaincu. « Plus simplement, n'ayant plus d'yeux pour se voir, de parole pour se dire, de bras pour agir, la société blessée adopte le regard de l'Autre, se dit avec la parole de l'Autre, s'agit avec les bras de l'Autre. L'adoption du jugement de l'Autre entraîne l'adoption de l'action qu'il conçoit. Jugée internationalement sous-développée et le devenant chaque jour davantage, la société du tiers monde n'a d'autre ressource que d'inscrire son action dans le cadre d'une stratégie de développement. Conséquence nécessaire de l'autocolonisation, le développement est donc bien la poursuite, le prolongement de la colonisation. »

Ainsi s'universalise l'ambition au développement qui est l'aspiration au modèle de consommation occidental, à la puissance magique des Blancs. Aspirer au développement signifie adopter la technique comme moyen et revendiquer pour son propre compte l'occidentalisation, pour être plus occidentalisé afin de s'occidentaliser encore plus.
Or cette aspiration n'est pas compatible avec le maintien de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles-ci constitue une condition préalable au progrès économique. Ce qui est requis s'apparente donc à une désorganisation sociale. En rongeant les cultures dans lesquelles il évolue, l’Occident apparait ainsi sous un aspect d’autophage.

L'invasion « culturelle »

« Des flux « culturels » à sens unique partent des pays du Centre et inondent la planète ; images, valeurs morales, normes juridiques, codes politiques, critères de compétence se déversent par les médias (journaux, radios, télés, films, livres, vidéos). » En exemple, la France offre 5200 heures annuelles de programmes gratuits à l’Afrique. Les retombées sont autant politiques que symboliques. L'importance de la langue dans la création et la transmission de la culture (Français-Algérie), et l'existence de facto de l'anglais comme langue de communication mondiale renforcent encore l'apparence de cet imperium.
Ces flux d'information transnationaux ne peuvent pas ne pas « informer » les désirs et les besoins, les formes de comportement, les mentalités, les systèmes d'éducation, les modes de vie des récepteurs. La perte de l'identité culturelle qui en résulte est incontestable ; elle contribue à déstabiliser. C'est par le don et non par la spoliation que se produit la dépossession de soi-même et l’asphyxie de la créativité culturelle chez les capteurs passifs. Il est possible de se défendre contre les armes mais pas contre le don.


La culture contre la civilisation

Dans son Identité de la France, Fernand BRAUDEL définit la civilisation comme la « façon de naître, de vivre, d'aimer, de se marier, de penser, de croire, de rire, de se nourrir, de se vêtir, de bâtir ses maisons et de grouper ses champs, de se comporter les uns vis-à-vis des autres ». Cette définition démontre que la culture et la civilisation ont la même dénotation. Cependant, l’usage a donné aux deux termes des connotations différentes. Les valeurs culturelles apparaissent comme les témoins de la sauvagerie et de la misère des âges précédant le développement et la technique ; en clair, la culture c’est hier, et la civilisation c’est aujourd’hui et surtout demain.
Les nouvelles valeurs de modernité, en l’occurrence, la science et la technique anéantissent les cultures substituant les lois des marchés, de la concurrence et de l’individualisme, aux relations sociales traditionnelles, et en conséquence de la désintégration du tissu social, il n'y aura plus personne pour défendre la patrie. Ce sera ainsi la fin de l'ordre national-étatique. Aussi, l’essence même de l’accumulation du capital (croissance) n’a pas de lien avec une patrie. Les enjeux économiques n’obéissent plus à des stratégies nationales et imposent la délocalisation. 

L'occident comme anticulture 

« L'Occident propose une humanité de frères et d'égaux, toujours mieux nourris, mieux logés, mieux soignés. Toutefois, dans le même temps, ce « mieux » repose sur l'élimination du « bien » pour toute une fraction de l'humanité. » L'échec est inscrit au cœur même du projet occidental ; c'est le revers de la performance. Sur le plan « culturel », il s'agit d'une contradiction avec la dimension universaliste du projet. Il incarne un darwinisme social qui élimine les moins performants ; de ce point de vue, il est le contraire d'une culture, qui apporte une solution au défi de l'être pour tous ses membres.
Le plus grand défaut de l'occidentalisation est son impossibilité d’assurer l’égalité. Les non-Occidentaux ne peuvent être transformés en Blancs..., le projet civilisateur se heurte à la contradiction insoluble qu'on ne peut être maître et égal. Toutefois, la soumission de la planète à une race supérieure est un projet contraire au processus d'assimilation et d'uniformisation.
Par ailleurs, la crise de l’environnement et le dépassement d'ores et déjà de l'empreinte écologique, résultats de la croyance que l’homme se doit de dominer la nature, montrent l'impossible généralisation du mode de vie occidental. Le développement économique engendre le sous-développement ou du moins l'implique par un processus de destruction créatrice. 

Déculturation et sous-développement

CASTORIADIS note très pertinemment : « Les techniques du pouvoir, c'est-à-dire les techniques d'abrutissement collectif, il y a un haut-parleur dans tous les villages qui diffuse le discours du chef, il y a une télévision qui donne les mêmes nouvelles, etc. N'importe quel caporal dans n'importe quel pays du tiers monde sait manier les jeeps, les mitraillettes, les hommes, la télévision, les discours et les mots "socialisme", "démocratie" et "révolution". Les gouvernements s’engagent dans un mimétisme grotesque faisant de l’import/import sans aucune lecture socio-historique. De la sorte, « l'Afrique de l'Ouest subsaharienne s'est dotée du plus bel ensemble d'institutions françaises : constitutions, codes civils, règlements d'urbanisme, système de crédit, organisations pédagogiques. Bien sûr, ceci est tout aussi inadapté et absurde que les chasse-neige soviétiques de Conakry (Guinée). »

Les limites de l'occidentalisation du monde

L'échec du développement

Ce qui est proposé aux populations du tiers monde en remplacement de leur identité culturelle perdue consiste en une identité nationale absurde et une appartenance fallacieuse à une communauté universelle. La première est absurde théoriquement et pratiquement. Théoriquement, car la nation n'a pas de sens dans une communauté universelle, pratiquement, car le modèle étatique proposé par l'Occident conteste les maturations identitaires locales. La seconde est fallacieuse car le statut d'homme, est défini par la quantité des richesses disponibles. « Ni citoyen du monde, car le suffrage est censitaire, ni membre d'une ethnie, puisque tout cela a été détruit, ni national d'aucun État authentique, car la politique « nationalitaire » des États, nés artificiellement de la décolonisation, n'a d'autre racine à offrir qu'un mimétisme généralisé ; « l'occidentalisé » du tiers monde est un clochard. »
L’échec se traduit par l’insertion des seules élites dans la modernisation, tandis que les masses sont marginalisées. L’élite, imbibée par un discours binaire ; la lumière occidentale versus la noirceur tiers-mondiste, appelle sa population à un suicide collectif en s’amputant de son identité, reniant son origine et à la haine de soi. Mais ledit appel est voué à une impasse tragique ; « il faut se moderniser pour survivre, mais il faut se détruire pour se moderniser. »
Que produire, qu'inventer, que consommer, que croire ? La même chose que les autres mais plus, mieux et moins cher.
« L'individualisme s'insinue partout dans les sociétés non occidentales. Or la mentalité individualiste constitue un ferment de décomposition du lien social. Ce qui rend l'individualisme irrésistible, c'est qu'à chacun il apparaît comme une libération. Il émancipe, en effet, des contraintes et ouvre des possibles sans limites ».
Les rapports entre les cultures sont hiérarchisés selon leurs résultats économiques, ainsi, tous les problèmes de « sous-développement » du tiers monde sont techniques et ont besoin d’intervenions d’experts en technique pour trouver des solutions techniques.
Ce qui est dramatique, c’est le conditionnement de l'indépendance politique par les résultats économiques. « De larges pans du système productif des pays sous-développés, écrit Gérard GRELLET, sont contrôlés par des intérêts étrangers, soit sans articulation avec le reste de l'économie, de sorte qu'un développement autonome s'avère impossible. »

Survivances, résistances et détournements

L'uniformisation planétaire se heurte à des limites. Le tiers-mondiste pas comme le Blanc, n'utilise pas les mêmes objets, n'habite pas de la même façon, ne vit pas ses loisirs de manière identique. Ses villes sont aussi des miracles. En dépit des statistiques, on y vit !
Le fait que les objets de la société de consommation sont détournés pour un usage différent de celui des sociétés occidentales, est vu comme le signe d'une incapacité congénitale à s'adapter à la vie civilisée et non comme le témoignage émouvant de la reconstitution des différences. On est ingénieux sans être ingénieur, entreprenant sans être entrepreneur. La disqualification de fait au sein du système n'exclut pas de saisir une seconde chance hors du système. Ces résistances à la tentation de l'Occident sont une source d'espoir et laissent anticiper que la mort de l'Occident ne sera pas nécessairement la fin du monde... 

Conclusion

La pluralité de l'homme est peut-être au niveau culturel comme au niveau génétique la condition de sa survie. Qui sait si, en fonction de leurs spécificités mêmes, les cultures aujourd'hui niées et bafouées ne seront pas demain les plus aptes à relever les défis de l'histoire ? Il est impératif de garder à l’esprit que chaque société, l’occidentale y compris, a ses rituels de violence et d'extermination. De ce fait, l'universalité de valeurs est une illusion, car toute valeur est reliée à un contexte culturel. Notre répugnance aux coutumes des autres n'est pas fondée sur des valeurs universelles, mais sur nos seules raisons ; Il est scandaleux pour un hindou de tuer et de manger une vache, cela est beaucoup plus choquant sans doute que ça ne l'est pour nous de laisser les veuves des bramines se jeter dans les flammes du bûcher de leur mari. Il est certain que si l'Inde avait conquis le monde, la purification des veuves ferait partie des droits de la femme, et le meurtre des vaches serait proscrit comme un crime contre le respect de la vie. Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui n'existe pas, il s'agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l'autre donne du sens à la nôtre.
Le monde doit être vu tel un jardin où l’on trouve des fleurs différentes par leur taille, leur forme, leur odeur, et chacune par sa différence apporte quelque chose pour rendre ce jardin joli. Cela dit, la condition sine qua non à cet épanouissement est l’égalité des conditions : Le Soleil, la Terre et l’Eau (que des choses gratuites ou censées l’être…).




Source

Serge Latouche – L’Occidentalisation du monde - Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire

Qui est Serge Latouche ? 

Serge Latouche, né à Vannes le 12 janvier 1940, est un économiste français, professeur émérite de l'université Paris-Sud. Il a dirigé le Groupe de recherche en anthropologie, épistémologie de la pauvreté (GRAEEP). Il est co-fondateur d'Entropia, revue consacrée à la décroissance. Il dirige depuis 2013 la collection « Les précurseurs de la décroissance » aux éditions Le Passager clandestin, où il publie ses propres ouvrages.
Il dénonce l'économisme, l'utilitarisme dans les sciences sociales et la notion de développement. Il est en France l'un des principaux théoriciens de la décroissance en économie. Il critique notamment les notions d'efficacité économique et de rationalité économique. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, comme L’Occidentalisation du monde, La Planète des naufragés, L’Autre Afrique, Entre don et marché et Survivre au développement.
Source : www.Wikipédia.com 

Commentaires

Articles les plus consultés